1
Je suis, hélas, le Héros des Siècles.
Fatren plissa les yeux lorsqu’il les leva vers le soleil rouge, caché derrière son voile coutumier de brume sombre. Des cendres noires pleuvaient légèrement du ciel, comme presque tous les jours ces temps-ci. Les épais flocons tombaient dru, l’air était chaud et étouffant, sans même un souffle de vent pour égayer l’humeur de Fatren. Avec un soupir, il s’adossa au rempart pour contempler Vetitan. Sa ville.
— Combien de temps ? demanda-t-il.
Druffel se gratta le nez. Son visage était noir de cendre. Il n’avait pas fait de gros efforts d’hygiène ces derniers temps. Mais bien entendu, compte tenu du stress des derniers mois, Fatren savait ne pas offrir lui-même un spectacle tellement plus remarquable.
— Peut-être une heure, répondit Druffel en crachant dans la cendre qui couvrait le rempart.
Fatren soupira, observant toujours les chutes de cendre.
— Tu crois que c’est vrai, Druffel ? Ce qu’on raconte ?
— Quoi donc ? Que c’est la fin du monde ?
Fatren hocha la tête.
— Je n’en sais rien, répondit Druffel. Et je ne peux pas dire que je m’en soucie.
— Comment tu peux dire ça ?
Druffel haussa les épaules tout en se grattant.
— Dès l’arrivée de ces koloss, je serai mort. C’est plus ou moins la fin du monde pour moi de toute façon.
Fatren garda le silence. Il n’aimait pas formuler tout haut ses doutes ; il était censé être le plus fort de tous. Quand les lords avaient quitté la ville – une communauté de fermiers, guère plus urbaine que les plantations du Nord –, c’était Fatren qui avait persuadé les skaa de continuer à s’occuper des cultures. C’était Fatren qui avait tenu les racoleurs à distance. À une époque où la plupart des villages et plantations avaient perdu tous leurs hommes valides embrigadés dans l’une ou l’autre armée, Vetitan possédait encore une population de travailleurs. Ça leur avait coûté une grande partie de leurs récoltes en pots-de-vin, mais Fatren avait assuré la sécurité des habitants.
En grande partie.
— Aujourd’hui, les brumes ne se sont pas levées avant midi, déclara calmement Fatren. Elles s’attardent de plus en plus. Tu as vu les cultures, Druff. Elles ont du mal à pousser – pas assez de soleil, sans doute. Nous n’aurons rien à manger cet hiver.
— Nous n’allons pas tenir jusqu’à l’hiver, répondit Druffel. Même pas jusqu’à la tombée de la nuit.
Le plus triste – le plus décourageant – était que Druffel ait autrefois été le plus optimiste des deux. Fatren n’avait pas entendu rire son frère depuis des mois. Il n’aimait rien tant que le son de ce rire.
Même les moulins du Seigneur Maître n’avaient pas réussi à faire taire le rire de Druff, songea Fatren. Pourtant ces deux dernières années y sont parvenues.
— Fats ! s’écria une voix. Fats !
Fatren leva les yeux pour voir un jeune garçon longer le rempart en courant. Ils venaient à peine de terminer la fortification – une idée de Druffel, avant qu’il renonce pour de bon. Leur ville était plutôt grande, avec ses sept mille habitants. Il avait fallu beaucoup de travail pour l’entourer d’un remblai défensif.
Fatren disposait d’à peine mille véritables soldats – qu’il avait eu grand mal à rassembler au sein d’une population si réduite – ainsi que d’un autre millier d’hommes trop jeunes, trop âgés ou trop peu entraînés pour bien se battre. Il ignorait la taille exacte de l’armée des koloss, mais elle devait dépasser les deux mille éléments. Ce rempart ne leur serait pas d’une grande utilité.
Le garçon, Sev, atteignit enfin Fatren, à bout de souffle.
— Fats ! s’exclama Sev. Quelqu’un arrive !
— Déjà ? demanda Fatren. Druff m’a dit que les koloss étaient encore loin !
— Pas un koloss, Fats, répondit le garçon. Un homme. Viens voir !
Fatren se tourna vers Druff, qui s’essuya le nez et haussa les épaules. Ils suivirent Sev le long du rempart en direction de la porte. Cendre et poussière tourbillonnaient sur la terre dure et s’entassaient dans les coins. Ils n’avaient guère eu le temps de nettoyer récemment. Les femmes devaient travailler aux champs tandis que les hommes s’entraînaient et se consacraient aux préparatifs de guerre.
Les préparatifs de guerre. Fatren essayait de se persuader qu’il disposait de deux mille « soldats » ; c’étaient en réalité mille paysans skaa munis d’épées. Ils avaient eu deux ans pour s’entraîner, mais leur expérience effective du combat était des plus réduites.
Un groupe d’hommes s’agglutinait autour des portes, appuyés contre le rempart ou perchés tout en haut. J’ai peut-être eu tort de consacrer une telle partie de nos ressources à l’entraînement des soldats, se dit Fatren. Si ces mille hommes avaient plutôt travaillé aux mines, nous aurions du minerai pour les pots-de-vin.
Sauf que les koloss n’acceptaient pas les pots-de-vin. Ils se contentaient de tuer. Fatren frissonna en se rappelant Bois-Clos. Bien que la ville ait été plus grande que la sienne, moins d’une centaine de survivants avaient atteint Vetitan. C’était trois mois plus tôt. Il avait espéré, contre toute raison, que les koloss se seraient satisfaits d’avoir détruit cette ville.
Il aurait dû savoir que non. Les koloss n’étaient jamais satisfaits.
Fatren grimpa au sommet du rempart, et les soldats vêtus d’habits rapiécés et de bouts de cuir s’écartèrent pour le laisser passer. À travers les chutes de cendre, il regarda le paysage ténébreux qui semblait tapissé d’une épaisse couche de neige noire.
Un cavalier seul approchait, vêtu d’une sombre cape au capuchon relevé.
— Qu’en dites-vous, Fats ? demanda l’un des soldats. Un éclaireur koloss ?
Fatren ricana.
— Les koloss n’enverraient pas d’éclaireurs, surtout humains.
— Il a un cheval, maugréa Druffel. On en aurait bien besoin.
La ville n’en possédait que cinq. Tous souffraient de malnutrition.
— Un marchand, dit l’un des soldats.
— Pas de marchandises, nota Fatren. Et il faudrait qu’un marchand soit sacrément courageux pour voyager seul par ici.
Fatren secoua la tête. Personne ne tira tandis que l’étranger approchait de la ville sans se presser. Il arrêta sa monture devant les portes. Fatren était fier de ces portes-là. De véritables portes de bois intégrées au remblai de terre. Il s’était procuré le bois et la pierre dans le manoir du lord au centre de la ville.
On ne voyait pas grand-chose de l’étranger sous l’épaisse cape noire qui le protégeait des cendres. Fatren l’étudia par-dessus le sommet du rempart, puis se tourna vers son frère en haussant les épaules. La cendre tombait en silence.
L’étranger bondit au bas de son cheval.
Il s’élança tout droit dans les airs, comme propulsé d’en bas, et sa cape se dégagea cependant qu’il s’élevait. Il portait en dessous un uniforme d’un blanc éclatant.
Avec un juron, Fatren bondit en arrière tandis que l’étranger atteignait le sommet du rempart et atterrissait au-dessus de la porte de bois. Cet homme était un allomancien. Un noble. Fatren avait espéré qu’ils continueraient tous à se chamailler au nord et qu’ils laisseraient ses gens en paix.
Ou du moins, qu’ils les laisseraient mourir en paix.
Le nouveau venu se retourna. Il portait une courte barbe et ses cheveux sombres étaient taillés ras.
— Très bien, messieurs, déclara-t-il en marchant au sommet de la porte avec un équilibre contre nature, nous n’avons pas beaucoup de temps. Mettons-nous au travail.
Il descendit de la porte sur le rempart. Aussitôt, Druff tira son épée pour en menacer le nouveau venu.
L’épée jaillit de sa main, attirée dans les airs par une force invisible. L’étranger la saisit au vol au-dessus de sa tête. Il la retourna pour l’étudier.
— De l’acier de bonne qualité, commenta-t-il en hochant la tête. Je suis impressionné. Combien de vos soldats sont aussi bien équipés ?
Il retourna l’épée entre ses mains et la rendit à Druff la poignée en avant.
Druff jeta à Fatren un coup d’œil perplexe.
— Qui êtes-vous, l’étranger ? demanda Fatren avec tout le courage qu’il put rassembler.
Il savait peu de choses sur l’allomancie, mais il avait la certitude que cet homme était un Fils-des-brumes. Il devait être capable de tuer toutes les personnes présentes au sommet d’un rempart sans même y penser.
L’étranger ignora la question et se retourna pour balayer la ville du regard.
— Ce rempart fait le tour de la ville entière ? demanda-t-il en se tournant vers un des soldats.
— Hum… oui, milord, répondit l’homme.
— Combien y a-t-il de portes ?
— Seulement celle-ci, milord.
— Ouvrez-la et faites entrer mon cheval, ordonna le nouveau venu. Je suppose que vous avez des écuries ?
— Oui, milord, répondit le soldat.
Eh bien, songea un Fatren mécontent tandis que le soldat s’éloignait, en voilà un qui sait commander aux hommes. Le soldat ne prit même pas le temps de songer qu’il obéissait à un étranger sans demander la permission. Fatren voyait déjà les autres soldats se redresser légèrement, oubliant leur méfiance. Ce nouveau venu parlait comme s’il s’attendait à être obéi, et les soldats réagissaient en conséquence. Il ne ressemblait pas aux nobles que Fatren avait connus du temps où il servait au manoir du lord. Cet homme-là était différent.
L’étranger poursuivit sa contemplation de la ville. De la cendre tombait sur son bel uniforme blanc, et Fatren se désola de voir salir ce vêtement. Le nouveau venu hocha la tête pour lui-même, puis entreprit de longer le rempart.
— Attendez, le héla Fatren, ce qui le fit s’arrêter. Qui êtes-vous ?
Le nouveau venu se retourna et croisa son regard.
— Je m’appelle Elend Venture. Je suis votre empereur.
Sur ce, l’homme fit volte-face et poursuivit le long du remblai. Les soldats s’écartèrent pour le laisser passer, puis beaucoup le suivirent.
Fatren jeta un coup d’œil à son frère.
— Empereur ? marmonna Druffel avant de cracher par terre.
Fatren partageait sa réaction. Que pouvaient-ils faire ? Il n’avait encore jamais combattu d’allomancien ; il ne savait même pas au juste comment s’y prendre. L’« empereur » n’avait guère eu de mal à désarmer Druffel.
— Organisez les habitants de la ville, lança derrière lui l’étranger – Elend Venture. Les koloss arriveront par le nord – ils ignoreront la porte et grimperont par-dessus le rempart. Je veux que les enfants et les personnes âgées se concentrent dans la partie sud de la ville. Rassemblez-les dans le moins de bâtiments possibles.
— À quoi bon ? demanda Fatren avec insistance.
Il se précipitait pour suivre l’« empereur » – il ne voyait pas vraiment d’autre solution.
— C’est quand ils sont en proie à la folie sanguinaire que les koloss sont les plus dangereux, déclara Venture sans s’arrêter. S’ils prennent la ville, vous devez les obliger à chercher vos gens le plus longtemps possible. Si la folie sanguinaire s’apaise pendant leurs recherches, ils vont se sentir frustrés et se mettre à piller. Alors vos hommes arriveront peut-être à s’enfuir discrètement sans être pourchassés.
Venture marqua une pause, puis croisa le regard de Fatren. L’étranger affichait une mine sévère.
— C’est un maigre espoir. Mais c’est mieux que rien.
Sur ce, il se remit en marche, longeant la grand-rue de la ville.
Derrière lui, Fatren percevait les murmures des soldats. Ils avaient tous entendu parler d’un dénommé Elend Venture. C’était lui qui avait pris le pouvoir à Luthadel après la mort du Seigneur Maître plus de deux ans auparavant. Les nouvelles provenant du nord étaient rares et peu fiables, mais toutes parlaient de Venture. Il avait vaincu les autres prétendants au trône, allant jusqu’à tuer son propre père. Il avait caché sa nature de Fils-des-brumes, et on le disait marié à la femme même qui avait vaincu le Seigneur Maître. Fatren doutait fort qu’un homme d’une telle importance – relevant davantage de la légende que des faits – ait pu se rendre dans une ville aussi humble du Dominat Austral, surtout sans compagnie. Même les mines ne valaient plus grand-chose désormais. L’étranger devait mentir.
Cela dit… il était de toute évidence allomancien…
Fatren pressa le pas pour le suivre. Venture – ou qui qu’il puisse bien être – s’arrêta devant un grand édifice près du cœur de la ville. Les anciens bureaux du Ministère d’Acier. Fatren en avait fait condamner les portes et fenêtres.
— C’est là que vous avez trouvé les armes ? demanda Venture en se tournant vers Fatren.
Ce dernier garda un moment le silence. Puis il secoua la tête.
— Dans le manoir du lord.
— Il a laissé des armes derrière lui ? demanda Venture, étonné.
— Nous pensons qu’il compte revenir les chercher, répondit Fatren. Les soldats qu’il a laissés ont fini par déserter et rejoindre une armée de passage. Ils ont pris ce qu’ils pouvaient transporter. Nous avons récupéré le reste.
Venture hocha la tête, frottant d’un air songeur son menton barbu tout en étudiant l’ancien bâtiment du Ministère. Il était grand et menaçant, bien qu’il soit abandonné – ou peut-être justement pour cette raison.
— Vos hommes paraissent bien entraînés. Je ne m’y attendais pas. Certains ont-ils l’expérience du combat ?
Druffel ricana tout bas, indiquant que l’étranger n’avait aucun droit de faire preuve d’une telle curiosité.
— Nos hommes se sont assez battus pour être dangereux, l’étranger, répondit Fatren. Des bandits ont tenté de prendre le contrôle de cette ville. Ils ont cru que nous étions faibles et qu’ils pourraient facilement nous effrayer.
Si l’étranger reçut ces paroles comme une menace, il n’en montra rien. Il se contenta de hocher la tête.
— Certains d’entre vous ont-ils déjà combattu des koloss ?
Fatren échangea un regard avec Druffel.
— Les hommes qui combattent les koloss ne survivent pas, l’étranger, dit-il enfin.
— Si c’était vrai, répondit Venture, je serais mort une douzaine de fois. (Il se tourna pour faire face à la foule croissante de soldats et d’habitants de la ville.) Je vais vous apprendre tout ce que je pourrai sur la manière de les combattre, mais nous n’avons pas beaucoup de temps. Je veux que des capitaines et des chefs d’escouade se rassemblent aux portes de la ville dans dix minutes. Les soldats ordinaires doivent se mettre en rang le long du rempart – je vais apprendre quelques ruses aux capitaines et aux chefs d’escouade, qui pourront ensuite les transmettre à leurs hommes.
Certains des soldats se mirent en marche mais la plupart restèrent sur place, ce qui était tout à leur honneur. Le nouveau venu ne parut guère prendre ombrage de leur désobéissance. Il resta planté là en silence, balayant du regard la foule armée. Il ne paraissait ni effrayé, ni en colère, ni mécontent. Simplement… imposant.
— Milord, demanda enfin l’un des capitaines. Avez-vous… amené une armée pour nous aider ?
— J’en ai amené deux, en fait, répondit Venture. Mais nous n’avons pas le temps de les attendre. (Il croisa le regard de Fatren.) Vous m’avez écrit pour me demander de l’aide. En tant que suzerain, je suis venu vous l’accorder. La souhaitez-vous toujours ?
Fatren fronça les sourcils. Il n’avait jamais demandé d’aide à cet homme – ni à aucun lord. Il ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Il me permet de faire croire que je lui ai demandé de venir, songea-t-il. De faire comme si c’était prévu depuis le début. Je pourrais renoncer à diriger cette ville sans donner l’impression de me défausser.
Nous allons mourir. Mais quand je regarde dans les yeux de cet homme, j’arrive presque à croire qu’il nous reste une chance.
— Je… ne m’attendais pas à ce que vous arriviez seul, milord, s’entendit-il répondre. J’étais étonné de vous voir.
Venture hocha la tête.
— C’est compréhensible. Venez, parlons tactique pendant que vos soldats se rassemblent.
— Très bien, répondit Fatren.
Toutefois, alors qu’il s’avançait, Druffel le saisit par le bras.
— Qu’est-ce qui te prend ? souffla son frère. Tu as fait venir cet homme ? Je n’y crois pas.
— Rassemble les soldats, Druff, dit Fatren.
Druffel resta planté un moment, puis jura tout bas et s’éloigna d’un pas raide. Comme il ne paraissait pas avoir l’intention de rassembler les soldats, Fatren fit signe à deux de ses capitaines de s’en charger. Quand ce fut fait, il rejoignit Venture, et tous deux se dirigèrent vers les portes, après que Venture eut ordonné à quelques soldats de les précéder et de tenir les gens à l’écart pour qu’ils puissent s’entretenir en privé. La cendre tombait toujours du ciel, noircissant la rue et s’amassant sur le toit des bâtiments de plain-pied de la ville.
— Qui êtes-vous ? demanda calmement Fatren.
— Je vous l’ai dit, répondit Venture.
— Je ne vous crois pas.
— Mais vous me faites confiance, rétorqua Venture.
— Non. Simplement, je ne veux pas m’opposer à un allomancien.
— Ça suffira, pour l’heure, dit Venture. Écoutez, mon ami, vous avez dix mille koloss en train de marcher sur votre ville. Vous avez besoin de toute l’aide que vous pourrez obtenir.
Dix mille ? songea Fatren, stupéfait.
— Vous êtes à la tête de cette ville, je suppose ? demanda Venture.
Fatren s’arracha à sa stupeur.
— Oui, répondit-il. Je m’appelle Fatren.
— Très bien, lord Fatren, nous…
— Je ne suis pas un lord.
— Eh bien, vous venez de le devenir, répondit Venture. Vous pourrez choisir un nom de famille plus tard. Maintenant, avant de poursuivre, vous devez prendre connaissance des conditions liées à mon aide.
— Quel genre de conditions ?
— Non négociables, répondit Venture. Si nous gagnons, vous me jurerez fidélité.
Fatren fronça les sourcils et s’arrêta en plein milieu de la rue. De la cendre tombait autour de lui.
— Alors c’est tout ? Vous arrivez nonchalamment avant un combat, en vous présentant comme un grand seigneur, pour vous attribuer le mérite de notre victoire ? Pourquoi devrais-je jurer fidélité à un homme que je ne connais que depuis quelques minutes ?
— Parce que autrement, répondit calmement Venture, je vais de toute manière prendre le commandement.
Suite à quoi il se remit en marche.
Fatren resta un moment immobile, puis se précipita pour rattraper Venture.
— Ah, je vois. Même si nous survivons à cette bataille, nous allons nous retrouver sous le joug d’un tyran.
— En effet, répondit Venture.
Fatren fronça les sourcils. Il n’attendait pas une telle franchise.
Venture secoua la tête, contemplant la ville à travers les chutes de cendre.
— Avant, je croyais pouvoir faire les choses autrement. Et je crois toujours que j’en serai capable un jour. Mais pour l’heure, je n’ai pas le choix. J’ai besoin de vos soldats et de votre ville.
— Ma ville ? demanda Fatren, perplexe. Pourquoi ?
Venture leva un doigt.
— Nous devons d’abord survivre à cette bataille, répondit-il. Nous en viendrons au reste plus tard.
Fatren hésita, et s’aperçut à sa grande surprise qu’il se fiait à cet étranger. Il n’aurait su expliquer pourquoi. C’était simplement le genre d’homme que l’on suivait – un meneur comme celui que Fatren avait toujours voulu être.
Venture n’attendit pas que Fatren accepte ses « conditions ». Ce n’était pas une offre, mais un ultimatum. Fatren se pressa de nouveau pour rattraper Venture alors qu’il atteignait la petite place située devant les portes de la ville. Des soldats s’y affairaient. Aucun ne portait d’uniforme – on ne distinguait les capitaines des soldats ordinaires qu’à leurs brassards rouges. Venture ne leur avait guère donné de temps pour se rassembler – mais, d’un autre côté, ils savaient tous que la ville était sur le point de se faire attaquer. Ils étaient déjà rassemblés, de toute façon.
— Le temps nous manque, déclara Venture d’une voix forte. Je ne peux vous apprendre qu’une poignée de choses, mais elles feront toute la différence.
» Les koloss varient en taille, des petits d’un mètre cinquante environ aux immenses qui mesurent jusqu’à trois mètres cinquante. Toutefois, même les petits seront plus forts que vous. Soyez-y préparés. Fort heureusement, ces créatures se battent sans coordination entre les individus. Si le camarade d’un koloss est en difficulté, il ne prendra pas la peine de l’aider.
» Leurs attaques sont frontales, dépourvues de toute ruse, et ils tentent de faire appel à la force pure pour prendre le dessus. Ne les laissez pas faire ! Demandez à vos hommes de se mettre à plusieurs pour affronter chaque koloss – deux hommes pour les plus petits, trois ou quatre pour les grands. Nous ne serons pas en mesure de maintenir un front très large, mais c’est ce qui nous gardera en vie le plus longtemps.
» Ne vous inquiétez pas des créatures qui contournent notre ligne et pénètrent dans la ville – nous cacherons les civils tout au fond de votre ville, et les koloss qui franchiront la ligne se mettront probablement à piller en laissant les autres se battre seuls. C’est ce que nous voulons ! Ne les pourchassez pas dans la ville. Vos familles seront en sécurité.
» Si vous combattez un grand koloss, visez les jambes, faites-le tomber avant de le tuer. Si vous en combattez un petit, assurez-vous que votre épée ou votre lance ne se prenne pas dans les replis de leur peau. Comprenez bien que les koloss ne sont pas stupides – simplement sans grande finesse. Prévisibles. Ils vous attaqueront de la manière la plus simple possible, et toujours de la plus directe.
» Ce que vous devez assimiler avant tout, c’est qu’il est possible de les battre. Nous allons le faire aujourd’hui. Ne vous laissez pas intimider ! Battez-vous avec coordination, gardez votre sang-froid, et je vous promets que nous allons survivre.
Le petit groupe de capitaines regardait Venture. Ils n’acclamèrent pas son discours, mais parurent un peu plus confiants. Ils s’en allèrent transmettre ses instructions à leurs hommes.
Fatren s’approcha discrètement de l’empereur.
— Si vos calculs sont exacts, ils nous dépassent à cinq contre un.
Venture hocha la tête.
— Alors nous sommes perdus.
Venture regarda enfin Fatren, l’air songeur, les épaules tachées de cendre noire.
— Pas du tout. Vous avez quelque chose qu’eux n’ont pas – quelque chose de très important.
— Quoi donc ?
Venture croisa son regard.
— Vous m’avez, moi.
— Milord l’empereur ! le héla une voix depuis le sommet du rempart. Koloss en vue !
C’est déjà à lui qu’ils s’adressent en premier, songea Fatren. Il ignorait s’il devait en être impressionné ou en prendre ombrage.
Venture bondit aussitôt au sommet du rempart, recourant à l’allomancie pour franchir la distance d’un saut rapide. La plupart des soldats se voûtaient ou se cachaient derrière le haut du rempart, gardant profil bas malgré la distance qui les séparait de leurs ennemis. Venture, quant à lui, se dressait fièrement dans sa cape et son uniforme blancs, s’abritant les yeux qu’il plissait pour scruter l’horizon.
— Ils installent leur camp, dit-il en souriant. Parfait. Lord Fatren, préparez vos hommes à l’attaque.
— À l’attaque ? demanda Fatren, qui suivait Venture tant bien que mal.
L’empereur hocha la tête.
— Les koloss doivent être fatigués par leur marche, et ils seront distraits par l’installation de leur camp. Nous n’aurons jamais de meilleure occasion.
— Mais nous sommes sur la défensive !
Venture secoua la tête.
— Si nous attendons, ils vont finir par céder à la folie sanguinaire, puis se retourner contre nous. Nous devons attaquer au lieu d’attendre simplement de nous faire massacrer.
— Et abandonner le rempart ?
— Cette fortification est impressionnante, lord Fatren, mais inutile en fin de compte. Vous n’avez pas d’effectifs suffisants pour défendre tout le périmètre, et les koloss sont généralement plus grands et plus stables que les hommes. Ils vont se contenter de vous prendre le rempart, puis de garder l’avantage tandis qu’ils s’enfonceront dans la ville.
— Mais…
Venture braqua sur lui un regard calme, mais ferme et impatient. Le message était simple : C’est moi qui commande à présent. Il n’était plus temps de protester.
— Oui, milord, répondit Fatren, qui appela des messagers pour qu’ils transmettent les ordres.
Venture les regarda s’éloigner en courant. Il semblait régner une certaine confusion parmi les hommes – ils ne s’attendaient pas à attaquer. Des regards de plus en plus nombreux se tournèrent en direction de Venture, qui se dressait de toute sa hauteur au sommet du rempart.
Il a vraiment l’allure d’un empereur, songea Fatren malgré lui.
Les ordres se propagèrent le long des rangs. Quelques instants s’écoulèrent. Enfin, l’armée tout entière se trouva rassemblée, les yeux levés vers lui. Venture dégaina son épée et la brandit bien haut dans le ciel chargé de cendre. Puis il bondit au bas du rempart dans un mouvement d’une inhumaine rapidité et se mit à charger vers le camp des koloss.
L’espace d’un instant, il courut seul. Puis, à sa propre surprise, Fatren serra les dents pour s’empêcher de trembler et le suivit.
Le rempart s’anima soudain tandis que les soldats chargeaient avec un hurlement collectif, fonçant vers la mort en brandissant bien haut leurs armes.
Tenir le pouvoir entre mes mains eut un étrange effet sur mon esprit. En l’espace de quelques minutes, je me familiarisai avec le pouvoir lui-même, son histoire, et les manières de l’employer.